Quand le Christ a été vaincu par les Chrétiens, on a su que ça allait mal tourner. La parole de Jésus méprisait les richesses, plaignait les riches, chassait les marchands du temple, défendait l’épouse adultère, s’affichait avec des prostituées et rappelait que la femme qui négligeait les servitudes ménagères avait « choisi la meilleure part ». Elle a été détournée, voire carrément contredite par ceux-là mêmes qu’il avait choisis pour successeurs. Pierre et Paul ont choisi de faire de la communauté de ceux qui ont cru en Jésus une organisation universaliste et centralisée, puritaine, respectueuse des hiérarchies sociales, traquant toute pensée non estampillée conforme.

Cela, on le sait. Ce qu’on sait moins, c’est que dès les premiers jours naît un « underground du monde chrétien ». Ceux qui ont lu « Soap Apocryphe »(1), son premier roman, savent que Pacôme Thiellement a fait de cette pensée alternative de l’Évangile un de ses sujets préférés d’étude et de fiction. Il y revient avec « La victoire des Sans Roi », se donnant pour objet, non seulement de raconter l’aventure des premiers chrétiens libres, mais de préciser les enjeux de la partie qui s’est amorcée dès les premiers moments de « notre » ère et qui s’est poursuivie pendant des siècles.

Les dissonances dogmatiques des débuts du christianisme, laborieusement normalisées de concile en concile, sont souvent évoquées pour leur pittoresque abscons. Le courant dit « gnostique », même s’il est mieux connu à la suite de découvertes récentes de manuscrits, passe aujourd’hui pour une somme d’élucubrations folkloriques. L’histoire a été écrite par les vainqueurs, on le sait, et à bien réfléchir, les thèses des vaincus ne sont pas plus absurdes que celles qui ont triomphé au Vatican, à Constantinople ou ailleurs.

Pacôme Thiellement nous conte ainsi la genèse de théories réprouvées, met en lumière leur potentiel de rupture et leur influence qui trouvera des chemins secrets jusqu’à nous A la base, cette parole du Christ, « mon royaume n’est pas de ce monde ». Le « Prince de ce monde », c’est le Diable. Cela donnera la célèbre thèse du monde mauvais, car œuvre d’un faux Dieu, le Démiurge. Dualité insupportable pour l’église officielle, qui transparaît dès le début, dans la querelle entre Simon Pierre et un autre Simon, dit « Le Magicien », qui selon les Actes des Apôtres, sera mis à l’écart de la communauté. Les récits qui reflètent ses idées seront rejetés du corpus officiel connu sous le nom de nouveau testament et rangés parmi les « Apocryphes ». La pensée gnostique –un terme considéré comme péjoratif, donné en référence à la fréquence du mot « gnose » (« connaissance ») dans leurs textes- prend alors naissance.

On ne détaillera pas tous épisodes de leur histoire, ni les aspects de ces courants forts divers. Pacôme Thiellement les fait vivre avec un réel talent de conteur, de Saturnin à Basilide, de Valentin, « le plus dangereux des Sans Roi » à Mani, qui laissera à son corps défendant l’adjectif « manichéen » pour désigner une position rigide, sans nuance et fit l’ancêtre des Cathares. Ce qui les rassemble, précise Pacôme Thiellement, c’est un même mépris du monde, du corps, une même révolte contre le Créateur et Seigneur. Mépris du monde, de ses pouvoirs et de ses richesses, qui les coupera d’une église institutionnalisée quand l’empire romain sera devenu chrétien. Mépris du corps, sous forme d’une indifférence permissive plutôt que d’une haine ascétique de la chair. Quant au travail, punition infligée à l’homme, il n’est qu’une continuation de la création de ce monde mauvais. Ainsi ne sera-t-on pas étonné d’apprendre que ceux qu’on moque sous le nom de gnostiques se désignent eux-mêmes comme les « Sans Roi ».

Pour autant, ils ne sont pas des « sans royaume ». Le Royaume doit être une quête intérieure, obtenue par le « jeûne du monde », le « devenir petits », et la recherche de la mémoire de sa nature spirituelle, « l’anamnèse ». Détachement, refus du pouvoir, méditation, les principes des Sans Roi sont loin des réussites de l’église temporelle, et des injonctions du monde des winners et consommateurs.

Leur pensée, cependant, ne s’est pas perdue. On en trouve la trace dans des œuvres, des personnalités très diverses, de Baudelaire à David Lynch en passant par William Blake, Lautréamont et Fassbinder, sans parler de Nerval et Philip K. Dick, gnostiques revendiqués. Hier les albums de Frank Zappa ou des Beatles, aujourd’hui, les séries télevisées, « Lost », « The Leftovers » et bien sûr « Twin Peaks » sont infusées de gnosticisme. Quant à la politique, on lira avec surprise et plaisir l’assimilation de Wolfgang Schauble, le ministre de l’économie allemand, à l’auteur de l’Apocalypse, pour son acharnement à promettre aux pays pauvres une « béatitude différée » après la traversée des enfers de l’austérité. La lutte des Sans Roi reste d’une actualité brûlante.

Lire « La victoire des Sans Roi » c’est foncer de découverte en découverte, au fil de la pensée bondissante et rigoureuse de Pacôme Thiellement, qui partage avec nous une érudition sans rivage, avec un rire communicatif, et si délicieusement satanique…

(1)L’Humanitédu 24/08/2012. https://www.humanite.fr/culture/pacome-thiellement-soap-apocryphe-502694

La victoire des Sans Roi. Révolution gnostique de Pacôme Thiellement. PUF/Perspectives critiques. 224 pages, 16 euros